Le Mouton et la Baleine
Ahmed Ghazali
​
Création:
janvier 2013 Océan Nord
www.oceannord.org
février 2013 Atelier 210
www.atelier210.be
Le mouton et la baleine / Jasmina Douieb / Ahmed Ghazali
Un Texte
C’est une longue nuit sur l’instabilité de la mer. Une nuit blanche. C’est un huis clos aux allures de tragédie antique, à la lisière de deux mondes, entre toutes les frontières humaines, là, où les civilisations s’entrechoquent. Un cargo russe, de passage dans le détroit de Gibraltar, heurte une embarcation de clandestins marocains qui tentaient de rejoindre l’Europe. Les marins du Caucase repêcheront des cadavres et un survivant qui demeurera immobile sur le pont jusqu’au matin. À qui remettre ces corps ? Personne ne semble en vouloir. De longues et absurdes négociations auront lieu jusqu’au lever du soleil…
​
Une rencontre
Encore une fois, le théâtre Océan Nord est en ébullition. Cela répète de partout. Difficile de trouver un espace de silence. Nous nous retranchons dans la salle de réunion tout près des bureaux de la direction. Calme précaire mais suffisant, j’enclenche le vieil enregistreur à cassettes.
Alain Cofino Gomez – C’est ton premier spectacle au théâtre Océan Nord, mais c’est loin d’être ta première création.
Jasmina Douieb – Ce doit être ma dixième mise en scène. J’ai aussi beaucoup travaillé en tant que comédienne. Au début c’était essentiellement ça. J’ai étudié l’art dramatique.
Alain Cofino Gomez – Qu’est-ce qui fait qu’une comédienne décide de prendre les choses en main et devienne la porteuse du projet.
Jasmina Douieb – Je ne sais pas. D’abord des gens qui m’on fait confiance et m’ont proposé de diriger des acteurs et de mettre en scène. Mais sans doute l’envie était déjà là. Ce que je peux dire, c’est que les choses se sont toujours faites de façon très naturelle. C’est d’abord l’aventure humaine qui m’a plu, le côté équipage et capitaine du navire. Ensuite, il y a cette perspective, cette vision globale d’une création qui me fascine et me plaît de plus en plus. Lorsque l’on est acteur on est un élément du rouage, même si l’on est très actif, très participatif, mais le fait d’avoir une vision totalement holistique m’extrait de tout souci narcissique ou de volonté de « bien » faire, cela m’oblige à être totalement dans le travail.
Alain Cofino Gomez – Il t’arrive d’être les deux à la fois sur un projet, actrice et metteur en scène ?
Jasmina Douieb – Ça m’est arrivé. Je trouve cela complexe comme situation. Et pour tout dire, cela me frustre un peu dans mon travail de metteur en scène. J’ai l’impression dans ce cas-là de manquer de temps et de recul. Par exemple, cela m’empêche de vivre pleinement une générale. Mais j’aime beaucoup jouer… c’est donc complexe parce que le plateau me manque très vite. Pas nécessairement le spectacle. Même si ce ne sont pas spécifiquement les représentations qui me manquent.
Alain Cofino Gomez – Tu veux dire que c’est le travail d’acteur qui te manque, la recherche, les répétitions ?
Jasmina Douieb– Oui, et c’est d’ailleurs à travers cet attachement que j’ai rencontré l’univers d’Isabelle Pousseur. J’ai eu l’occasion de vivre un atelier de travail avec elle ici, dans le Théâtre Océan Nord. J’ai adoré ça, j’ai beaucoup apprécié sa manière d’aborder le plateau, la façon qu’elle a d’impliquer les gens dans cet exercice. Et finalement, j’ai l’impression que ce lieu, ce théâtre respire le travail dans chaque brique qui le constitue. Il y a ici une véritable corrélation entre l’éthique et la pratique. L’activité théâtrale est au centre de tout. Tout cela m’a tellement plu que j’ai eu envie d’y participer.
Alain Cofino Gomez – Comment as-tu concrétisé cette envie de créer ici ?
Jasmina Douieb – Je réfléchissais sur le projet de mettre en scène « Le mouton et la baleine » depuis plus de deux ans. Je voulais le monter de manière particulière pour toutes sortes de raisons dont sans doute la principale est que le thème qui parcourt le texte est à mes yeux une matière délicate. L’exil et l’immigration plus généralement. Je ne voulais pas tomber dans quelque chose de manichéen ou donneur de leçon. J’avais donc très envie de travailler cela à partir de la ville dans laquelle je vis et de rencontrer très tôt une association qui avait à voir avec cela, avec les personnes qui sont en situation d’exil. J’ai rencontré une association qui s’appelle « Globe Aroma » dont le principe est de créer des projets artistiques avec des primo-arrivants comme support à l’insertion sociale. Cela correspondait exactement avec ce que je voulais développer pour aborder ce texte et sa mise en scène. Or, il me semblait qu’ici, dans ce théâtre, c’est quelque chose qui se fait depuis longtemps, l’engagement concret avec le terrain, le quartier. J’ai donc proposé ce projet à Océan Nord. Voilà comment un désir fort de créer dans les murs du théâtre est devenu une réalité.
Alain Cofino Gomez – Et le texte dans tout ça, quelle place prend-il dans ce chemin riche et complexe vers la création ?
Jasmina Douieb – C’est un chemin tout aussi complexe qui l’a amené jusqu’à moi. L’auteur est marocain, il a vécu au Canada et maintenant en Espagne où il participe aux créations de la compagnie « La fura dels baus », compagnie dans laquelle travaille un ami qui a été au conservatoire de Bruxelles avec ma sœur, ce dernier m’a appelé un jour, alors qu’il ne le fait jamais, pour me dire que je devais monter ce texte. Donc je l’ai lu et effectivement j’ai compris pourquoi il m’avait appelée. C’est bien entendu très fortement lié à mon histoire. J’ai des origines marocaines, la notion d’exil est quelque chose qui me parle très fort et, la poésie comme la fable, sont des modes d’expression qui me sont terriblement proches… Il y a même quelque chose d’enfantin presque dans le titre de cette œuvre qui rappelle la fable. Il y a aussi dans l’éclatement formel que propose ce texte, quelque chose du Sud ou d’oriental qui vient faire écho en moi. C’est aussi un texte très jeune dans l’œuvre d’Ahmed Ghazali et j’ai une affection particulière pour les premiers textes d’auteur parce qu’il y a quelque chose d’un peu « brolesque » – sans vouloir être aucunement péjorative-. Un côté touffu et décousu, très pulsionnel et moins organisé que des textes plus tardifs. C’est un peu tout cela qui m’a plu dans « Le mouton et la baleine ». Voilà, ce texte qui est venu à moi de façon étrange répondait à un tas de choses qui m’habitent intensément et j’ai donc voulu attendre le bon moment pour aborder sa création. J’ai longtemps maturé cette proposition que je me faisais de le mettre en scène. Je voulais aussi lui trouver un lieu atypique pour le créer et à ce titre le Théâtre Océan Nord y répond admirablement parce qu’il est, en tant qu’espace dédié à la scène, à la fois construit, mais aussi un peu hors les murs, il raconte autre chose que sa fonction de théâtre, quelque chose d’urbain.
Alain Cofino Gomez – T’exprimes-tu habituellement au sein d’une compagnie que tu diriges ?
Jasmina Douieb – Oui, mais c’est un cadre très mobile. Je ne suis pas attachée à un lieu et la petite bande qui constitue la compagnie « Entre chiens et loups », bouge au gré de la vie professionnelle de tous ses membres. Bien évidemment, je n’ai pas les moyens de rémunérer à l’année toute une équipe de création, alors notre compagnie prend des formes diverses selon les créations et le calendrier de chacun. Il y a une fidélité et des affinités qui s’affirment de projet en projet, même si, bien entendu, l’idée d’une troupe reste un rêve inatteignable.
Alain Cofino Gomez – Ce spectacle prend-il une place particulière dans ton parcours de metteur en scène ?
Jasmina Douieb – … Comment dire. Je pense que ce n’est pas un OVNI dans la logique de ce que j’ai monté jusqu’ici. Au contraire, je vois bien des liens dans la forme et de par le côté épique que je développe ici comme dans d’autres spectacles. Épique, dans le sens brechtien. Je veux dire par là que le spectacle a une fonction politique, mais par l’intermédiaire de la fable. Ce que je trouve intéressant dans ce texte là, c’est que les questions de l’exil et du voyage sont abordées par de nombreux types de personnages. On croise toutes sortes de gens du voyage, les marchands, les touristes, les immigrés économiques et politiques. Sur un bateau à l’arrêt se confrontent ces différents genres de voyageurs dans une espèce de huis clos. Et c’est un auteur marocain qui a écrit ce texte, un auteur qui n’a pas cessé de voyager d’un pays à l’autre d’un continent à l’autre… et tout cela fait naturellement écho avec ce que je suis. Oui, dans un sens ce spectacle prend une place particulière et, en même temps non, parce qu’il me semble qu’il rejoint par bien des points ce que j’ai pu faire jusqu’ici. Mais pour tout dire, je ne sais pas très bien quel est le fil rouge qui traverse les choix des textes que je porte à la scène, ou s’il y en a un…ou peut-être un questionnement politique sur notre engagement dans le monde ? Je ne travaille pas tellement sur l’intime par exemple. J’aime l’épique et la fable…
Alain Cofino Gomez – Ici, l’épique est source de profusion de personnages, comment cette foule sera-t-elle traduite sur la scène ?
Jasmina Douieb – Oui, il y a beaucoup de personnages. En tout, quinze personnes seront présentes sur le plateau. Ce n’est pas de ma part un choix rationnel, mais il est vrai que la plupart des textes que je mets en scène présentent cette particularité. Je pense que c’est sans doute parce que la question du groupe soulève des interrogations qui me parlent. Lorsqu’il y a énormément de gens sur une scène, cela parle d’humanité et de soulèvement. J’aime réunir beaucoup de monde même si je dois me tenir à la faisabilité des choses. Ici la participation de musiciens issus de l’association « « Globe Aroma » répond à cette exigence de traduire le nombre et l’humanité.
Alain Cofino Gomez – Il y aura donc des artistes professionnels et des non-professionnels sur la scène ?
Jasmina Douieb – Je m’aperçois que c’est une division très occidentale que celle qui est définie par la profession dans la pratique artistique. Ces participants issus des primo arrivants sont bel et bien des artistes bien qu’ils ne soient pas passés par une école. Ils auront en charge une partie musicale, une partie dansée et une partie théâtrale. C’est d’ailleurs sous ces trois formes avec des encadrants différents que le projet intervient au sein de l’association. Je me charge de la partie théâtrale bien entendu. Il s‘agit d’une véritable rencontre interculturelle, je veux dire qu’à leur connaissance et leur maîtrise intuitive du chant et de la musique nous répondons par notre précision artistique bien nordiste et vice versa.
Alain Cofino Gomez – La création a donc débuté dans ces ateliers avec des personnes qui viennent d’arriver en Belgique ?
Jasmina Douieb – Oui, par exemple nous avons encore très peu abordé le texte. Je leur raconte sa fable et ils rêvent et créent à partir de là. Pour l’instant et nous en sommes encore au début du travail de création, je travaille à partir d’eux, de ce qu’ils sont de leur histoire, leur corps. En fait, j’ai choisi de travailler avec eux ce que j’appelle le monde parallèle, l’inframonde, qui est l’univers de la mer. Puisqu’il s’agit de raconter l’histoire des occupants d’un bateau immobilisé dans le détroit de Gibraltar, j’ai voulu créer une dimension parallèle, celle des morts et des fantômes qui sont comme les Erinyes de l’Europe… un monde intermédiaire et marin entre le nord et le sud. Bientôt nous allons commencer à mêler les mondes sur le plateau. Se rencontreront donc des acteurs habitués au texte et cet inframonde, fait de danses et de musiques notamment. C’est une chose que nous allons découvrir, un choc culturel peut-être. Nous verrons aussi comment cet univers continuera à vivre et répondre aux scènes de la pièce. Il y aura constamment un équilibre à trouver, d’une façon que j’ai voulu symbolique, mais aussi très concrète au travers notamment d’une scénographie mobile qui mettra en porte à faux chaque pas exécuté sur le plateau… quitte à donner le mal de mer aux acteurs et qui sait aux spectateurs. Plus sérieusement ce dispositif sera là pour rendre compte d’une instabilité et ces musiciens auront en charge de représenter le groupe de ceux qui sont morts avant d’arriver sur nos côtes européennes et c’est une chose dont ils ont non seulement conscience, mais qui leur parle réellement en tant que personne et qu’artiste.
Alain Cofino Gomez – J’entrevois une drôle de rencontre entre des éléments très préparés et de nombreuses inconnues, entre le précis et l’indéfini, je me trompe ?
Jasmina Douieb – Je suis quelqu’un qui prépare beaucoup, mais je le fais en sachant reconnaître les endroits que je ne maîtrise pas. Je trie les éléments qu’il me semble nécessaire de définir précisément et j’accepte de laisser des éléments me surprendre. Ici, je m’attends à une collision, à un accident que j’espère avoir bien préparé.
Alain Cofino Gomez – Qu’est-ce que le public va venir voir en entrant dans la salle de spectacle?
Jasmina Douieb – Pour le moment j’ai l’impression de travailler ce spectacle comme un chant. Parce qu’au niveau du récit il ne se passe pas énormément de chose. C’est un huis clos. C’est une galerie de personnages figés, enlisés dans un temps suspendu qui attend une solution. Mais, il s’agit aussi d’une nuit blanche avec ce que cela comporte de traversée onirique. Oui, il s’agit d’un chant dans le sens d’une épopée grecque qui va, j’imagine, amener les gens à ressentir la question de l’exil. Je dis bien ressentir. Je ne veux apporter aucune solution à aucun problème, le texte ne le propose pas non plus. Juste un grand nombre de blessures qui s’expriment.
Alain Cofino Gomez – Parmi toutes ces blessures on peut en dégager une plus centrale que les autres, non ?
Jasmina Douieb – Il y a un des personnages qui est un touriste. Il semble se trouver sur ce cargo par hasard, mais en fait, il s’avère être un exilé du Maroc qui se retrouve confronté à ce détroit qu’il a traversé clandestinement dix ans auparavant. C’est un être qui a gardé une espèce de rapport blessé à son identité et qui dans le fait de revoir la terre dont il est issu, juste sous forme d’horizon depuis les coursives du navire arrêté, va réveiller en lui le désir du retour mêlé à une forme de rejet… une espèce de haine/amour pour la terre que l’on a quittée. Ce personnage à un côté divisé et la situation lui permet peut-être de revisiter cette division et de l’accepter. En fait, c’est bien de cela qu’il est question, toute personne qui part se coupe irrémédiablement en deux. Le texte parle de la mémoire et du cœur l’un et l’autre séparés à jamais.
Alain Cofino Gomez – Il y a quelque chose de l’ordre de la condamnation dans ce qui est dit là, l’exilé est condamné à une division intime ?
Jasmina Douieb – Je crois, oui, je crois. Mais cela se joue à des degrés divers. Dans l’exil qui est le fruit d’une fuite, économique, politique ou pour toute autre raison, il me semble que l’on perd quelque chose. C’est ma vision des choses et c’est aussi une chose que je décèle dans le groupe des musiciens. C’est une question qui me touche très fort, même si je ne l’ai pas vécue personnellement et la force du mouvement de l’exil du Sud vers le Nord me questionne également fortement. Et l’incapacité du Nord à recevoir ce mouvement d’exil me questionne définitivement. J’ai toujours trouvé le discours sur la frontière extrêmement bizarre, c’est une notion qui m’est étrangère.